Nous sommes à Lyon, le 21 novembre 2020, à 14h37. Il pleut.
Après avoir dégusté un somptueux repas à 1€ au restaurant du CNSMD de Lyon, Célia et Hamadi se retrouvent assis à même le sol dans le couloir de la bibliothèque, l’unique endroit chauffé du conservatoire. Derrière leurs masques chirurgicaux, se perdant dans des pensées vagabondes d’un quotidien suspendu, les deux amis refont le monde entre deux gorgées d’un café aromatisé à la noisette, un peu trop sucré. La distanciation sociale est de rigueur, la proximité bannie, et les horizons de retour à la normale assez brumeux.
Pendant ce temps, dans un Paris presque trop calme, travaille depuis 7h du matin une pianiste. Éclairée par un néon clignotant par intermittence dans une salle du sous-sol du Conservatoire National de Paris, Ninon Hannecart-Segal s’était réfugiée dans une pratique effrénée de son instrument pour échapper à cette réalité suffocante.
« Écoute ça », lance Hamadi en scrollant sur Instagram. Son attention est soudainement captée par une publication : entre une vidéo de chat et de muffins à faire cuire au micro-ondes, apparaît le premier mouvement du Premier livre des œuvres pour clavecin de Jacques Duphly. Cette écoute est une révélation. N’ayant alors rien de mieux à faire, ils abandonnèrent le confort de ce couloir à la moquette rouge pour rejoindre un lieu encore plus spartiate : les studios du quatrième étage. C’est alors dans cette pièce minuscule et mansardée, ayant l’empreinte olfactive de la transpiration de trois décennies de musiciens talentueux, que tout commence.
Ils se plongent dans la partition de clavecin, passant des heures à explorer la pièce, tentant, échouant, recommençant. Cette quête dure deux semaines, deux semaines de recherches et d’ajustements minutieux, un véritable travail d’horloger. Jusqu’au jour où ils réussissent : cette pièce est devenue la leur. Tout en préservant son âme, sa sonorité et ses particularités, ils ont su lui donner une nouvelle voix, celle d’un basson et d’un hautbois.
Le néon finit par s’éteindre, Ninon est dans le noir complet. Le silence pesait sur elle, contrastant avec le tumulte intérieur d’un esprit en proie à des rêves de grandeur et d’un horizon où la musique ne serait plus ce monologue entre quatre murs mais un dialogue vibrant avec d’autres artistes. L’idée que son seul interlocuteur ne soit plus ce piano, mais des musiciens partageant son art, sonne comme une promesse de liberté et de communion. Les murs du sous-sol du CNSMDP ne peuvent plus contenir ses aspirations.
Printemps 2021. Les restrictions sont levées petit à petit. Célia et Hamadi ont formé leur duo et jouent cette fameuse pièce de Duphly. À chaque représentation, ils rencontrent un franc succès. De son côté, le travail acharné de Ninon porte ses fruits, elle est nommée révélation ADAMI et connaît une ascension fulgurante. Le son de son piano résonne à présent dans les plus grandes salles françaises et jusqu’en Chine. Son cœur, gardant le souvenir oppressant de ce passé souterrain, découvre une scène où la musique se mêle, se nourrit de l’interaction et se déploie dans toute sa splendeur collective. Mais Ninon rêve à présent de faire partie d’un groupe où le piano ne serait pas simplement un soliste de passage...
Du côté de nos Lyonnais, comme dans toute relation digne de ce nom, vient la crise des trois ans. Les deux amis sentent qu’ils atteignent un plafond de verre et cherchent à redéfinir l’identité de leur groupe. À l’issue d’une réflexion au sommet, une décision est prise qui bouleversera à jamais leur histoire : ils deviendront un trio avec piano !
Lors d'un concert à la Philharmonie de Paris où il se produit, Hamadi rencontre une jeune pianiste talentueuse et en parle aussitôt à Célia. Son nom ne lui est pas inconnu : adolescentes, elles avaient partagé leur chambre à l'Académie du Festival des Arcs, tissant un lien fort, mais resté en suspens. Cette pianiste, c'est Ninon Hannecart-Segal.
La machine est lancée, Ninon rencontrera le duo la semaine suivante dans son studio de Levallois. Le coup de foudre artistique est immédiat. Les timbres se mêlent, les idées jaillissent, et une transcription laborieuse qui avait pris des semaines au duo trouve tout son sens en une heure de répétition à trois.
C’est ainsi qu’est né : MUSICA NON GRATA.
Le trio raconte en musique ce parcours de recherche et de remise en question artistique. Initialement centré sur l'œuvre de Poulenc, rare répertoire existant pour cette formation, le groupe l'enrichit d’œuvres finement sélectionnées et transcrites pour offrir à l’auditeur une expérience nouvelle et rafraîchissante. En explorant les timbres de leurs instruments réunis sous cette formation singulière, ils créent une sonorité inédite qui sublime leurs pièces favorites.
MUSICA NON GRATA transcende les conventions musicales traditionnelles et, ce qui pourrait sembler être un sacrilège, devient son nouveau terrain de jeu.